Association des anciens combattants du canton de Gavray-Section de Gavray

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Au cœur de la bataille de Normandie

        

               
        
      Trois jours d'exode de Jacques Petit à travers              un département meurtri par la guerre






Samedi 8 juillet 1944

Les lits de plumes sont injustement calomniés ! Rien ne vaut une bonne fatigue pour y bien dormir. Mais, après une nuit tranquille et reposante, sans circulation de blindés ni duels d'artillerie, l'aube nous ramène à la réalité avec deux émotions fortes.
Le fermier nous réveille en sursaut : notre banneau a été "visité" pendant la nuit. Tout est sens dessus dessous. Le temps de rassembler nos compagnos de route et nous entreprenons la vérification de nos trésors.
Tâche difficile : le départ précipité de Saint-Gilles  ne nous a pas laissé le loisir de dresser l'inventaire précis de ce que nous emportions. Finalement, peu de choses semblent avoir disparu, en tout cas rien d'essentiel.
Sur l'identité des coupables, nous avons peu de doutes : il ne peut s'agir que d'un "exploit" des auxiliaires mongols de la Wehrmacht, plus ou moins contrôlés, qui battent la campagne alentour dans leurs petits chariots sibériens.
Hier soir, nous avons dissuadé à grand-peine l'un d'eux, qui voulait "emprunter" la montre du fermier, avec le concours d'un feldwebel de la gendarmerie qui passait heureusement par là.
A peine remis de cette émotion , nous voyons arriver la belle-fille du fermier de St-Gilles, elle aussi réfugiée à St-Martin avec ses deux enfants.
Dans la grande pagaille du départ, quelques colis lui appartenant ont été mélangés aux nôtres. Elle profiterait volontiers de cet incident pour récupérer tout l'équipage ! La discussion est longue et orageuse : nous n'entendons plus maintenant renoncer au banneau, car le rendre signifierait abandonner à nouveau une partie des maigres biens que nous avons emportés.
La discussion s'achève sur un compromis qui préserve l'essentiel. Monsieur Valette s'offre à transporter les colis qui appartiennent à notre visiteuse jusqu'à la maison où elle est hébergée. Après s'être acquitté de cette délicate restitution, il revient, triomphant et acclamé, avec Sicard et le banneau.
Nous nous sentons décidément bien dans cet endroit paisible, où nous jouissons d'un confort presque oublié, au milieu de gens sympathiques. Tant pis pour le programme ! Une deuxième "vraie" nuit sur place nous fera du bien.









Dimanche 9 juillet 1944

Qu'il est difficile de repartir à l'aventure ! Ce n'est qu'après avoir partagé sans hâte avec nos hôtes un déjeuner qui fait honneur au rituel dominical que nous nous décidons à prendre la route.
Pour une destination indéterminée, car nous avons été invités, avant tout choix définitif, à nous arrêter à l'antenne temporaire de la Préfecture installée à Lengronne.
Un crachin épais voile l'horizon et plonge le bocage dans le silence. Un trafic ininterrompu d'ambulances encombre la route qui mène à St-Denis-le-Gast. La commune sert de base de repli aux services des P.T.T. Nous avons le plaisir d'y rencontrer le successeur de mon père, Monsieur Brady, et sa famille.
Le Directeur départemental, Monsieur Scheer, et son épouse, sont installés un peu plus loin. Ils nous donnent des détails sur le sort de l'immeuble où nous avons vécu pendant six années : une bombe a frappé de plein fouet l'aile qui abritait les logements de fonction, les Allemands ont complété le désastre en incendiant le central téléphonique et en faisant sauter les installations techniques du sous-sol.
Nous prolongerions volontiers ce bavardage amical, mais nos compagnons de route s'impatientent : il faut reprendre notre marche vers Lengronne !
La pluie redouble. Sur la route, maintenant orientée, plein ouest, nous avançons, tête baissée, face au vent violent qui s'est levé. Après deux kilomètres, complètement trempés, nous capitulons et demandons l'hospitalité pour la nuit dans la première ferme venue.
Profitant d'une éclaircie, Monsieur Leriche, mon père et moi abandonnons la préparation du campement et nous rendons à la "préfecture". Quelques bureaux improvisés dans le manoir local tentant d'y représenter l'état français avec des moyens dérisoires.
Est-ce pour se donner de l'importance ? Le fonctionnaire qui nous reçoit nous recommande de renoncer à l'objectif que nous nous étions fixé et suggère que nous nous dirigions vers St-Martin-de-Landelles. La carte nous apprend que cette commune est située tout au sud du département, à la limite de la Mayenne et de l'Ille-et-Vilaine.
Pourquoi pas ?
Cette destination va nous éloigner encore un peu plus du front, au moins tant que la bataille restera statique. Et mieux vaut ne pas courir le risque de nous agglutiner aux nombreux réfugiés qui semblent avoir déjà choisi de se rapprocher de la côte, dans des communes dont les moyens sont limités.
Tous les réfugiés passant par Lengronne sont enregistrés : nous nous attardons à en consulter la liste, et j'ai la joie d'y trouver le nom de plusieurs camarades de collège. Mais le document ne donne aucune précision quant aux itinéraires choisis ou assignés.
Retour à la ferme. Nous renouons avec l'austérité et l’improvisation des semaines précédentes, en pire.
Les citadines expérimentées du groupe ont bien du mal à maîtriser l'art de cuisiner dans une grande cheminée au tirage incertain. Notre repas approximatif, au parfum très enfumé, est servi sur une table bancale. Nous disposons pour la nuit d'une écurie fraîchement désaffectée. Trois boxes, un par famille, sur lesquels flotte encore l'odeur des précédents occupants.









Lundi 10 juillet 1944

La nuit a été égayée par les errances et les facéties d'un crapaud somnanbule. Dans l'obscurité, sa ronde indiscrète et ses privautés ont donné de belles frayeurs à plusieurs d'entre nous.
Au matin, la première tâche est d'étudier sur la carte Michelin un itinéraire de rechange, conforme à la suggestion de notre interlocuteur préfectoral d'hier. Personne ne l'a sérieusement remise en question ; elle nous conduit à discuter, puis à modifier la stratégie routière adoptée jusque-là.
Nous avions en effet décidé de privilégier les petits chemins, ombreux, discrets et peu fréquentés, pour échapper à la surveillance des avions.
Mais cette dissimulation ne nous expose t-elle pas à des confusions fatales ?
A l'expérience, nous avons constaté que les chasseurs américains prennent soin d'épargner les ambulances et les véhicules de réfugiés, mais les circonstances nous ont aussi montré qu'ils avaient la gâchette expéditive ; une erreur est vite arrivée !
Mieux vaut, peut-être, emprunter des routes plus larges et dégagées, où nous serons inévitablement repérés, en identifiant sans ambiguïté notre équipage. Nous recouvrons le chargement du banneau d'un grand drap blanc assorti de bandes de tissu bleu et rouge ; et nous nous promettons, à la première "inspection" aérienne, de rester stoïquement à découvert et de résister à la tentation de chercher l'abri des fossés. Qui vivra verra !


L'étape prévue pour cette première journée de fuite vers le sud est longue de trente et un kilomètres : elle doit nous conduire à St-Nicolas-des-Bois. En route !
Nous traversons Gavray, gros bourg tranquille aux toits gris. Une brève halte nous permet d'assurer le ravitaillement en pain. En quittant la ferme de St-Gilles, nous avons aussi perdu la sécurité alimentaire ; l'expérience d'hier soir a montré que nous devions toujours avoir des provisions pour la journée.
A la sortie du village, une longue et forte côte contraint Sicard à marquer plusieurs arrêts. Monsieur Valette se montre rassurant, mais l'âge de notre compagnon à quatre pattes nous inquiète un peu : il a 24 ans !
Des fermiers nous offrent un verre de lait. Dans un pré voisin de leur habitation, les débris d'un chasseur aux insignes de la Luftwaffe atteste qu'une bataille, discrète et clairement déséquilibrée, se poursuit aussi dans le ciel.
Nous avons envisagé une halte déjeuner au Mesnil-Garnier. Au cœur du village, des squelettes e camions incendiés. Les flammes ont léché et noirci plusieurs façades. Des habitants nous invitent à partager leur repas. Ils nous apprennent qu'un pont est coupé entre Le Mesnil-Garnier et Sault-Chevreuil-du-Tronchet, sur la route que nous devions suivre. Il faut improviser une nouvelle destination et un itinéraire de remplacement.
Nos réserves alimentaires enrichies de miel et de pommes de terre, nous reprenons notre marche vers Champrépus. Passage délicat : 
- notre itinéraire croise la route nationale Paris-Granville puis la voie ferrée. Sur celle-ci, bien en vue, une bombe non explosée.
Nous arrivons à La Lande d'Airou, où s'est installé un important hôpital de campagne allemand. La mairie nous recommande une ferme, tout près. La famille Degrenne nous accueille avec gentillesse et met à notre disposition une dépendance inoccupée. De la paille en abondance et des couvertures, une grande table, un bon feu, le ravitaillement copieux et gratuit ; les jours se suivent et ne se rassemblent pas !
Quant à Sicard, il est invité à partager le trèfle des chevaux de la ferme. Le grand luxe !
Nos hôtes sont tous plus ou moins physiquement diminués. Est-ce l'effet de la consanguinité ou de l'alcoolisme chronique qui sévit dans la région ?
Nous avons déjà été frappés depuis notre départ de St-Lô par la proportion d'habitants affectés de handicap.


Source : "souvenirs d'un adolescent de St-Lô à Avranches" de Jacques Petit

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